Consigne : Écrire un texte se déroulant en 2084 et qui se passe dans un lieu que tu connais bien, que tu fréquentes régulièrement.
Je m’écarte du flux de bicyclettes en poussant mon guidon vers la droite. Je rentre dans la zone des demi-travaux. Il y a environ 60 ans, on est allés droit dans le mur. Ce quartier en est l’illustration parfaite. Il fallait croître, compter parmi les métropoles européennes. Il fallait embourgeoiser et repousser les pauvres. Alors la mairie a décidé de créer un quartier d’affaires. Des bureaux en pagaille. Des logements de luxe. Alors l’effondrement approchait, ils ont détruit. Lorsqu’il est arrivé, ils n’avaient pas fini de construire. Restait alors une ruine neuve. Des bâtiments dont la croissance telle qu’elle était prévue s’est interrompue à divers stades de développement. Et élevée à exactement la moitié de sa hauteur initialement prévue, la tour. Alors haute de 75 mètres, elle a été couverte après le grand effondrement d’un toit de chaume. Ici tout se partage. L’éphémère est durable. Tous les bâtiments de l’ancien quartier n’ont pas été détruits. Celui où je me rends a été défendu: itinéraire bis. Ce n’est pas grand. Ce n’est pas toujours bondé. C’est une racine. Un lien à la terre. Un ancrage qui m’a aidé à rester debout, à me défendre, à le défendre.
« Je voudrais un pastis s’il te plait ! »
Je m’assois et commence à lire ce qui est sur les murs. Comme demi tour, tous les chantiers abandonnés par les grues et les pelleteuses ont été investis. On se démerde. On s’adapte. On fait ensemble.
Les murs de l’itinéraire bis font partie des endroits où on parle de ses besoins, de ses envies, où on s’organise. C’est un des endroits qui n’a pas été démoli et qui a permis que nous fabriquions notre nouveau quartier. Il est demeuré un lieu où je me ressource, où je rencontre. Une graine.
Je pars pour Toulouse aujourd’hui, tout un périple ! Dans les années 2020, quand je suis arrivée en Ariège, je faisais souvent le trajet en voiture, j’écoutais la radio et ça me prenait 1h environ. Aujourd’hui mon trajet se fait sur 2 jours car les lignes de transport sont harmonisées sur l’ensemble du territoire alors je passe la nuit à mi-chemin et j’en profite pour rendre visite et service à toutes les copaines sur la route. Transmettre les conserves, récupérer les légumes, faire les échanges de tailles des vêtements pour les enfants, caler la date de la prochaine action de sabotage, racheter des allumettes, chercher les plans pour transformer le moteur de la chaudière à granulés, …, la liste est longue !
J’ai toujours aimé le temps du voyage alors ça ne me dérange pas qu’il se soit rallongé.
Je suis heureuse, en arrivant aux abords de la ville, de constater que ça y est, nous y sommes arrivés, les zones commerciales ont été transformées. Qu’est-ce que c’était moche ces kilomètres de hangars à consommer la planète et déprimer le monde ! Je n’en pouvais plus !!!
Heureusement qu’on a gardé le même local depuis tout ce temps car pour moi, il est super bien situé ! On a vraiment lutté pour qu’il reste en zone libre occupée mais ça valait le coup. C’est vraiment chiant de devoir passer les SAQ et de répondre à toutes leurs consignes mais c’est pour notre sécurité à l’intérieur alors tout le monde joue le jeu. Et puis les équipes de travail sécu font le maximum pour que ce soit ludique et super drôle, c’est utile pour repérer les “archiveurs”, ils ne savent pas rire.
Et dire qu’il y a encore quelques années notre QG n’était qu’une maison sur un bar. Aujourd’hui c’est des centaines de salles aménagées, de garages, d’ateliers, de jardins, de hangars disséminés dans tout un quartier, c’est palpitant.
Je n’ai pas toujours été contente de revenir à Toulouse, il y a eu des périodes où ça me déprimait, d’autre où ça m’épuisait, d’autre où j’avais peur, il y a d’ailleurs de longues périodes durant lesquelles je ne suis pas venue et aujourd’hui c’est presque un privilège pour moi d’y aller quand c’est mon tour.
19 février 2084, passerelle des Minimes
][. Il est temps que j’aille au Cristal trouver des légumes et des fruits. Il ne me reste qu’un tube d’épinards et un sachet de ratatouille lyophilisée que j’avais pris au Magasin Général. Pour l’ail et les oignons, c’est bon : j’ai même de quoi les échanger avec les voisins qui ont plein de patates. A la Grand-Serre-Etagée, là où la multi Décathlon vendait des artefacts sportifs, ils me donneront des mangues et des ananas mais je passerai quand même voir Ahmed et Ingrid, les champions des céleris et des choux raves.
En partant assez tôt, je pourrai aller à Sernin, la Basilique intermittente où se tient l’assemblée hebdomadaire de Lavolte. Il faut qu’on décide ce qu’on va faire des ruines de l’ancien centre-des-affaires de Compans. C’est pas très compliqué mais il faut pas s’embarquer dans des options trop grossières. D’un côté, les écopsys estiment que les hiboux logent assez confortablement autour des cabanes que les enfants ont bricolées dans les salles. D’un autre côté les porte-paroles des crapauds et des chauve-souris affirment que la jauge des humains ne doit pas dépasser deux cents occupants et seulement de huit heures à vingt heures, sinon la population des insectivores va dépérir.
En tout cas, tout le monde est d’accord pour ne pas trop nettoyer. Et qu’il faut laisser les lierres et les autres grimpants se charger de la revitalisation des parois de béton. On pourrait aussi admettre que les Holoprinters installent durablement leurs machines dans le sous-sol. C’est des hyperacifs ceux-là : à la demande, ils nous modèlent tous les objets et toutes les pièces dont on a besoin. Mon séchoir à ganja vient de là. La pédale de ma trottinette aussi.
Moi en 2084, cela faisait déjà un bail que j’étais passée de l’autre côté du voile. Comme je le savais depuis mes trente-six ans, j’ai tiré ma révérence en 2038 et l’analogie avec l’année de naissance de mon père, pile-poil un siècle plus tôt, n’avait point manqué de me faire sourire. Malgré une dernière année difficile au plan de la souffrance du corps mais vaillamment utilisée à écrire le tome 2 de mon parcours terrestre.
Ce dont je n’étais pas certaine alors, et que je sais aujourd’hui pour le vivre, c’est que de l’autre côté du tunnel de lumière, nous continuons à être, à voir, à ressentir, et surtout à aider. Le coup des anges gardiens n’est pas une faribole. Et j’ai eu maintes occasions de le vérifier dans les années quarante, lorsqu’au milieu du chaos, tant d’êtres encore incarnés suppliaient leurs dieux. Qui pour trouver à manger, qui pour continuer à croire, qui pour échapper à la torture…
Bien sûr avec les copains ailés, on s’est retroussé les manches et j’oserais même ajouter que l’on ne savait plus où donner de la tête ! Ce n’est pas parce que l’on devient éthéré et lumineux que l’on oublie les expressions du temps où l’on avait un corps. Rire !
Bon cela dit, sur la planète bleue qui ruait comme une pouliche dans ses premières chaleurs, l’heure était davantage aux larmes. Inondations, tremblements de l’écorce, canicules presque ininterrompues, des famines conséquentes… Sans parler des gouvernements goulags, des virus en démultiplication perpétuelle, des extinctions successives de toutes les libertés individuelles…
En moins de dix ans, la population animale, les humains compris, s’était presque éteinte. les survivants que nous avons évalués à un tout petit dix pour cent, se sont terrés dans des fourmilières et ont compris que dès lors, la survie était le seul avenir. C’est rigolo ce mot car on pourrait le comprendre dans quelque chose de plus fort que la vie alors qu’il signifie précisément l’inverse.
Dans ce contexte, la nature a repris ses droits, les océans leur prodigieuse capacité à faire naître la vie et en 2084, à l’heure où je vous parle, la Terre ne ressemble plus le moins du monde à celle que j’ai quittée il y a quarante-six révolutions solaires.
La planète bleue est désormais surnommée la belle verte et n’a rien à envier à son film éponyme des années 1980. Tout est harmonie, plus de technologies, honneur au vivant, à la simplicité, aux sentiments, à la créativité.
Bref, au point que je suis en train de négocier fermement avec mon âme l’hypothèse de reprendre corps …
Gotama City était toujours debout. Les lianes éternelles tapissaient sa façade, l’enseigne de la BASE avait bien besoin d’un coup de polish, son bois pourrissait un brin et ses lettres écaillées se confondaient de plus en plus avec les nervures du cèdre, mais Elle était debout. Certes, ses occupants actuels n’étaient plus qu’une poignée, certes, les temps glorieux d’émulsion et de Résistance collectives contre la Smart Green municipale étaient désormais derrière elle, mais personne n’avait réussi à la détruire, à tuer l’idée désuète d’un monde meilleur. L’épicerie, fermée depuis quelques années désormais, connaissait même un timide troisième souffle dans la tête des jumeaux de la Roseraie. Quasiment mangée par Néo-Guillemet et ses habitants, dont l’influence s’étend maintenant jusqu’à la ligne D, Gotama City n’avait jamais été complètement digérée. Ulcérante pendant longtemps, à force de procès contre la ville, de réunions de travail illégales, de filière d’approvisionnement alternatifs, elle avait été finalement réduite au silence par une offensive policière particulièrement violente et opportune, précédée d’une campagne médiatique calomnieuse accusant les militants de mettre à la porte de leurs logements les propriétaires légitimes, et suivie d’une attaque terroriste bien pratique à l’autre bout de Toulouse qui détourna l’attention du public. Depuis, beaucoup l’avait espérée morte et enterrée, et les promoteurs immonde-biliers se frottaient déjà les mains à l’idée de détruire le Casino et la Brousse, les deux maisons mitoyennes constituant Fotama, ainsi que le potager et le chapiteau, qui les narguaient depuis tant d’années. Mais étrangement, à chaque fois que les bulldozers s’approchaient, les opérations étaient interrompues in extremis, par un décret antique déterré devant un tribunal incrédule, par une panne d’électricité inexpliquée, ou encore une absence suspecte du chef de chantier le jour J. Alors les tentatives s’essouflèrent et Gotama City cessa d’être un sujet, après avoir cessé d’être un adversaire. Néo-Guillaunet s’efforçait d’oublier ce furoncle sur le visage souriant de la Ville de Demain™, qui devait de toute façon focaliser ses efforts sur l’optimisation des arbres nucléaires pour diminuer la chaleur étouffante qui régnait désormais 9 mois sur 12 dans les mégalopoles européennes.
2084 – Toulouse
Jeudi matin. Comme souvent on se retrouve sous le panneau de la liberté. Ce matin on est une trentaine. Des enfants, des ados, des adultes, des vieux. L’herbe est verte et haute, il y a des fleurs de toutes les couleurs et des arbres. C’est la saison des figues. J’en cueille une : c’est sucré, c’est bon.
Martin et Julie ont construit une cabane dans le platane à côté. Ils sont en train de l’aménager en y montant des meubles qu’ils ont fabriqués. Martin, je ne sais plus de qui il est sorti. Julie, elle est sortie de ma sœur. Je les ai beaucoup vus ces enfants, je me suis occupée d’eux, ils se sont occupés de moi. Je leur ai appris, ils m’ont appris. C’est Julie qui a proposé de construire le théâtre sur la prairie. Elle avait 6 ans, et on l’a écoutée. Depuis il y a des spectacles tous les jours. Marionnettes, cirque, musique, théâtre : de la culture pour tout le monde et quand on veut. Le matin on propose ce qu’on veut sur le panneau de la liberté, et on peut voir ce que chacun a proposé.
J’aime bien être là, regarder la Garonne couler. Parfois des barques passent. L’eau est transparente, on voit les poissons nager. Il y a un vieux panneau au début de la prairie sur lequel est écrit “Jeux pour enfants”. On trouve les vestiges d’une barrière qui en faisait le tour. C’est marrant, car sur ces vieux jeux maintenant il y a autant des petits, que des grands, ou des vieux. Qui imaginent, qui font, qui discutent.
Ca y’est, la nourriture est prête. Pour ceux qui sont sur la prairie à ce moment-là, on peut manger. On ne donne pas d’argent comme à l’époque. On mange de bons légumes des potagers de la prairie et puis c’est tout. Sur un mur on peut deviner une vieille phrase taguée : “un travail pour tous, 10% de chômeurs c’est trop”. Je me demande “c’est quoi le travail ? ça veut dire quoi chômeur?”. Les vieux m’en ont déjà parlé, mais il faut que j’aille vérifier.
Mon quartier, 2084
Ça fait longtemps que j’ai quitté la ville. En 2068, c’était cool. Malgré tous les virus qui traînaient encore, il n’y avait plus de peur ; on était à l’époque de la force mentale. Maintenant c’est différent.
Je suis arrivée par le canal du midi. C’est un jour de vent et on a pu être déposés au centre ville à la voile. Après j’ai pris un pousse pousse et c’est moi qui pédalais, les deux autres passagers étaient plus vieux que moi. Ça m’a permis de faire un peu de sport. J’ai suivi l’ancienne ligne de tram jusqu’à la Cartoucherie.
Il restait quelques habitants dans le quartier, mais globalement ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais connu. Il faut reconnaître que la plupart des immeubles n’ont jamais été totalement occupés, mais c’est l’aspect surtout qui a changé. Les enduits n’ayant pas tous été terminés, à la place du gris béton j’observe de chouettes graphes colorés, des peintures à la bombe, des poèmes écrits sur les murs.
La halle n’a jamais été terminée. Les restaurants, les salles de sport, les open spaces ont à peine offert leurs services et sont maintenant occupés par des artistes, ou aménagés pour se retrouver, faire des choses ensemble, des lieux de discussion, de fêtes, et un coin marché.
Dans le jardin du Barry, les habitants se sont regroupés pour faire des jardins partagés. En ville l’approvisionnement est devenu compliqué, alors les habitants ont eux même organisé une sorte d’agriculture partagée de proximité. Une partie est vendue sur le marché des halles et une autre est échangée en troc.
Je monte dans l’immeuble où j’habitais. Les premiers étages semblent occupés, entretenus, encore en espaces privatisés. Mais au dessus, vu qu’il n’y a plus d’ascenseur, un appartement se trouve aménagé en salle de sport, un autre en atelier, un en salle d’expression et aux deux derniers étages, ils ont mis derrière les baies vitrées des plantes exotiques, des orangers, des ananas, des bananiers, des fruits de la passion.
En bas à la place des zones commerciales de service on trouve des ateliers mécanique, tissage, menuiserie et une salle multi média partagée ce qui est devenu exceptionnel.
Quand je retourne dehors, je suis surprise de voir comme les arbres sont beaux et grands et je pense au mal qu’on a eu à exiger qu’ils soient plantés comme il était prévu. Ils sont magnifiques et je mesure l’importance de notre combat.
Rien n’a changé en 60 ans. Rien ou plutôt tout. Tout a glissé légèrement le long de la pente qui était déjà amorcée. Les espaces individuels ont été rétrécis petit à petit. C’était avant le grand rationnement. La grande réquisition des espaces libres et des logements. Maintenant on a tous notre espace de 20 mètres carrés dans ces cités souterraines où s’entassent les humains. Ça a d’abord réglé nos problèmes de chauffage. Et puis on a fait connaissance entre voisins. Heureusement les groupes de discussion de quartier nous ont permis de nous rencontrer. On subissait tous ce grand remaniement des logements et il n’était pas rare de se retrouver à plusieurs kilomètres de ses potes et de sa famille.
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